Article publié dans 7Officiel – Mardi 15 juillet 2014 – N°1701

Le fashion litige autour du caractère individuel (et protégé) d’un dessin ou modèle communautaire non enregistré (DMCNE)

Dans un arrêt rendu le 19 juin 2014, au travers d’un litige opposant deux magnas de la mode, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) est venue apporter des précisions, sur le caractère « individuel » d’un dessin ou modèle non enregistré qui permet de prétendre à une protection, et sur la charge de la preuve de ce caractère individuel.

Karen Millen Fashion (KMF), est une société de mode britannique réputée, qui fabrique et vend des vêtements féminins. En 2005, elle a créé et mis en vente en Irlande un chemisier rayé (dans une version bleue et une version brun pierre), ainsi qu’un haut noir en maille. L’année d’après, elle s’est aperçue que ces modèles ont été copiés par Dunnes, une importante chaîne de grands magasins irlandaise, qui vend notamment des vêtements.

Karen Millen Fashion a dès lors agit en contrefaçon contre Dunnes devant la High Court irlandaise. L’entreprise copiée affirmait être titulaire de DMCNE sur les modèles en cause. De son côté, l’entreprise copieuse reconnaissait volontiers son forfait (difficile de nier l’évidence, le vêtement étant exactement le même), mais elle estimait que ces modèles étaient libres de droits et pouvaient donc être librement reproduits. Les dessins et modèles communautaires sont régis par le Règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil, du 12 décembre 2001.

Deux types de protections communautaires des dessins et modèles sont possibles : le dessin ou modèle enregistré et le dessin ou modèle non enregistré. Un dessin ou modèle communautaire enregistré est protégé pendant une durée de 5 ans renouvelable 4 fois. Sa protection est acquise au terme d’un enregistrement auprès l’Office de l’Harmonisation dans le Marché Intérieur (OHMI).

Comme son nom l’indique, un dessin ou modèle communautaire non enregistré est protégé sans aucune forme de dépôt, pour autant qu’il satisfasse aux conditions de protection. L’inconvénient de ce régime réside dans le fait qu’à défaut  ’enregistrement, celui qui agit en contrefaçon se heurte à la difficulté de prouver l’existence d’un droit sur le dessin ou modèle non enregistré.

Le règlement CE) n° 6/2002 dispose que les dessins et modèles (enregistrés ou non) sont protégés au niveau de l’Union dès lors qu’ils sont nouveaux (absence de toute divulgation antérieure au public) et qu’ils présentent un caractère individuel l’impression globale qu’ils produisent sur un utilisateur averti devant différer de celle produite par les dessins ou modèles antérieurs).

En l’espèce, la High Court irlandaise a reconnu le caractère individuel aux vêtements de KMF, de sorte que Dunnes s’est vue interdite d’utiliser les dessins ou modèles non enregistrés, et condamnée à dédommager KMF pour l’utilisation non autorisée des dessins ou modèles en cause.

Dunnes a fait appel de la décision de la High Court, au motif d’une part, qu’un nouveau dessin ou modèle ne saurait présenter un caractère individuel au sens du règlement communautaire, dès lors qu’il s’agit d’un simple assemblage d’éléments spécifiques ou de parties de dessins ou modèles antérieurs (rayures par exemple). D’autre part, le règlement n° CE 6/200 imposerait à KMF de rapporter la preuve de ce que les vêtements en cause présentaient un tel caractère individuel.

C’est dans ce contexte que la Suprême Court d’Irlande a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) deux questions préjudicielles :

1° le caractère individuel des dessins ou modèles en cause doit-il être apprécié uniquement en référence à un ou plusieurs dessins ou modèles individuels antérieurs ou bien également par rapport à des combinaisons d’éléments isolés, tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs ?

2° le titulaire d’un DMCNE doit-il prouver que son dessin ou modèle présente un caractère individuel ou bien lui suffit-il d’indiquer en quoi celui-ci présente un tel caractère ?

Dans ses conclusions rendues le 2 avril 2014, l’avocat général Melchior Wathelet estimait que l’article 6 du règlement (CE) n° 6/2002 devait être interprété en ce sens que, pour qu’un dessin ou modèle puisse être considéré comme présentant un caractère individuel, l’impression globale que ce dessin ou modèle produit sur l’utilisateur averti doit être différente de celle produite sur un tel utilisateur par un ou plusieurs dessins ou modèles antérieurs pris individuellement dans leur intégralité, et non par un amalgame d’éléments divers de dessins ou modèles antérieurs.

Par ailleurs, la charge de la preuve du caractère individuel du DMCNE n’incombe pas au titulaire qui agit en contrefaçon. Celui-ci doit uniquement, d’une part, prouver la date de la première divulgation de son dessin ou modèle au public et, d’autre part, indiquer le ou les éléments de son dessin ou modèle qui lui confèrent un caractère individuel.

Dans son arrêt du 19 juin 2014, la CJCE a suivi les conclusions de l’avocat général et jugé en premier lieu, que le caractère individuel d’un dessin ou modèle en vue de l’octroi d’une protection au titre du règlement ne peut être mis en cause par un assemblage d’éléments tirés de plusieurs dessins ou modèles antérieurs, et doit être apprécié par rapport à un ou plusieurs dessins ou modèles précis, individualisés, déterminées et identifiés parmi l’ensemble des dessins ou modèles divulgués au public antérieurement.

En second lieu, la Cour a retenu l’argument de l’avocat général suivant lequel, dans le cadre d’actions en contrefaçon, le règlement instaure une présomption de validité des DMCNE, si bien que le titulaire n’est pas tenu de prouver le caractère individuel de celui-ci. Il doit simplement indiquer en quoi son dessin ou modèle présente un caractère individuel, c’est-à-dire qu’il doit identifier le ou les éléments du dessin ou modèle concerné qui, selon lui, confèrent un tel caractère à celui-ci. Néanmoins, le défendeur peut toujours contester la validité du dessin ou modèle en cause.

La saga judiciaire irlandaise Karen Millen qui a débuté il y a sept ans et s’est poursuivie à Luxembourg-Ville, à la Cour de justice de l’Union européenne, ouvre la voie à une simplification de l’action en contrefaçon des dessins ou modèles communautaires non enregistrés (DMCNE). Le contentieux aujourd’hui clairsemé pourrait bien s’amplifier. C’est dire l’importance de ce fashion litige, centré sur la fameuse exigence du caractère individuel d’un DMCNE.

Maud GENESTE
Avocat au Barreau de Montpellier
 

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